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.La légende qu’on lisait malaisément au bas de ce chromo était explicite : « Jacob, luttant contre l’ange avant qu’on l’appelle Israël.»La gravure lui remit en mémoire l’échec cuisant que son intelligence venait d’essuyer contre le pauvre Colas.Il n’y avait pas de proportion entre les deux drames : celui qu’elle venait de vivre et celui que racontait naïvement la gravure, mais le constat était le même : l’ange n’avait pas pu lutter contre la logique implacable des hommes et Sensitive n’avait pu vaincre contre les quelques idées simplistes des rhéteurs de la République.Au bonheur concret et individuel qu’elle lui proposait en vivant tranquillement avec elle, il avait préféré le bonheur collectif qu’il se promettait en mourant pour la patrie.Sa révolte contre l’évidence la tint longtemps debout contemplant tristement cette méchante gravure qui n’avait rien d’artistique mais la fatigue la terrassa d’un coup.Elle s’affala sur le matelas nu et ne bougea plus.Longtemps, au matin, elle refusa de s’éveiller.Elle se tortillait tout habillée sur le matelas brut, niant la lumière éclatante qui l’éblouissait par le jour déjà haut levé.La conscience lui revint d’abord par la solitude immense qu’elle percevait autour d’elle : plus ni père ni mère, ni frères.La famille tout entière engloutie, dispersée par la Révolution, et ce lien infime, ce Colas si tendre et si jeune qui l’avait ramenée saine et sauve ici.Ils avaient fait l’amour à la désespérée, sans dire qu’ils s’aimaient, sans même le percevoir, emportés dans le séisme où l’homme perdait tous ses repères, où il ne restait plus, si quelqu’un était à portée, qu’à l’agripper, qu’à le retenir, qu’à essayer à deux de ne pas se laisser engloutir sans avoir témoigné.L’Histoire qui coulait en cataracte dispersait les débris de tous les souvenirs tendres qu’elle charriait.Il était difficile, chargée de tant d’impressions outrageantes pour la mémoire, de revenir à la réalité et d’y survivre.Sensitive se mit sur son séant.Elle se sentait sale, dégradée.Sa philosophie ne lui servait plus de rien.Seul le soleil insolent qui dardait par la fenêtre sans persiennes lui tirait de l’âme une sensation cuisante, insupportable.Alors une ombre bienfaisante s’interposa entre elle et lui.C’était un homme au pied du lit dont elle finit par distinguer le visage.Un homme glabre, sévère, sans sourire, avec des yeux sous de profondes arcades sourcilières dont on finissait par comprendre qu’ils étaient bleus.— Vous avez le sommeil profond, dit cet homme, cela fait une heure que je vais et viens sans précaution et pourtant sans vous éveiller.Je vous ai monté un seau d’eau chaude pour vous laver.Vous devez vous sentir…Il s’arrêta net.Le mot « sale » qu’il était sur le point de prononcer lui paraissait inconvenant.— … souillée ! acheva-t-il.Je vous ai aussi monté deux serviettes.Il avoua honteusement.— Malheureusement je n’ai pas de savon.Les temps sont difficiles, dit-il.Il marcha vers la porte.— Je vous ai aussi apporté deux cotillons.Les vôtres doivent avoir besoin d’être lavés.— Je suis…, commença Sensitive.L’homme mit un doigt sur ses lèvres.— Qui vous êtes je le sais, dit-il.Moi on m’appelle Magnan.Lavez-vous, je reviendrai tout à l’heure.Il disparut.Sensitive se précipita vers la souillarde qui dans son enfance tenait lieu de cabinet de toilette.Il y avait toujours la table creusée en lavabo mais la cuvette et le pot à eau en moustiers avaient été volés.Sensitive se débarrassa de ses hardes.L’eau du seau était très chaude.Avec l’une des serviettes elle se mouilla entièrement avec délices, fît couler le bain sur ses épaules, sur son ventre, sur ses cuisses.Comment cet homme avait-il compris que pour une femme retrouver les gestes de la propreté c’était retrouver le monde du bonheur ? Cette sollicitude lui remplissait le cœur de reconnaissance.Au fur et à mesure qu’elle se décrassait, son quant-à-soi, sa dignité, refaisaient surface, reprenaient possession de son intelligence.Quand elle en vint à finir le fond du récipient pour se laver sommairement les cheveux, elle était entièrement redevenue elle-même.L’homme avait disposé au pied du lit un jupon de chanvre et un caraco de futaine.La culotte était faite pour une personne sans coquetterie mais tout ça sentait la lessive et le lavoir de ferme.Après tout ce qu’elle avait vécu, cette simplicité paysanne comblait d’aise la descendante des Pons de Gaussan.L’homme revint comme elle finissait de s’ajuster.Par la porte qui était restée entrouverte, il entra à l’envers, poussant le vantail avec son derrière.Quand il fit volte-face, Sensitive vit qu’il avait les bras chargés des deux sacs d’or.Ils n’avaient pas l’air d’ailleurs de lui peser.C’était un homme trapu avec de gros bras et de grosses cuisses.Il déposa délicatement son fardeau au pied du matelas qui s’enfonça.— J’ai trouvé ça au pied d’un pilier, à l’écurie.C’est à vous ?— Oui, dit Sensitive.L’homme hocha la tête.— Vous savez, Sensitive, il faudra le cacher.Au poids anormal de ces deux sacs et au tintement qu’il avait perçu quand il les avait soulevés, il avait compris que c’était de l’or.— Comment savez-vous mon nom ? dit la marquise.— Vous ressemblez à s’y méprendre à votre mère.Et vos cheveux sont aussi blonds que les siens.Je suis votre frère de lait, dit-il.Ma mère nous a bercés ensemble.La vôtre n’avait pas assez de lait.Ma mère vous a nourrie en même temps que moi.Votre famille et la nôtre, c’est une longue histoire.Il s’approcha de la fenêtre et lui fit signe de le rejoindre.— Vous voyez, dit-il, cet arbre gigantesque ?Il le désignait du doigt par la fenêtre, qui faisait de l’ombre au château.— C’est pour lui que je suis revenue, dit Sensitive.J’ai tellement rêvé à son pied.L’homme hocha la tête.— Vous n’êtes pas seule, dit-il.Il y a cent ans, il était presque aussi grand qu’aujourd’hui.Il y a cent ans, nous étions vos serfs à Pitaugier, la ferme qui est au pied du coteau.— Je connais Pitaugier, dit Sensitive.— En ce temps-là, dit l’homme, Pitaugier existait déjà mais pas le château.Le chêne était seul au milieu des ruines.Les ruines d’un couvent.Du moins c’est ce qu’on m’a dit.Votre grand-père s’appelait Palamède, et le mien Antoine, comme moi, et ils avaient dix ans tous les deux.Et la même passion pour cet arbre.Ils venaient le voir, lui parler, le flatter [ Pobierz całość w formacie PDF ]

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